Un article pour partager avec vous une opinion sur le régime foncier à La Réunion et ailleurs. Cela peut intéresser mes amis de Dev’, qui se souviendront peut-être à cette lecture les discours enflammés de Marc Dufumier.
C’est une intervention d’Aimé Césaire, professeur, écrivain et député de La Martinique. Elle a bientôt 50 ans, mais les critiques ne me paraissent malheureusement pas complètement obsolètes.
Aimé Cesaire s’exprime à l’Assemblé Nationale, en 1961, sur le projet de loi portant sur RÉGIME FONCIER DES DEPARTEMENTS D’OUTRE-MER.
Source : Journal Officiel sur la séance du 18 juillet 1961.
M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Césaire.
M. Aimé Césaire. Monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi qui nous est soumis aujourd’hui a un mérite réel ; celui d’attirer l’attention sur un problème qui est, aux
Antilles, un problème crucial, celui de la réforme agraire . – Oui, s’il y a des pays où elle s’impose à la fois pour des raisons économiques, sociales et politiques, c’est bien aux Antilles et plus particulièrement à la Martinique.
Trois séries de chiffres vont vous permettre de le comprendre : les chiffres représentant la quantité de terres cultivables : un peu plus de 28 .000 hectares ; les chiffres indiquant l’importance de la petite propriété : 26 p. 100 du territoire agricole de file ; les chiffres enfin afférents aux grands domaines : un peu plus de 360 grandes propriétés occupent 74 p. 100 de la surface cultivable du pays.
Encore faut-il préciser que, sur ce nombre de grandes propriétés, il existe un petit nombre de propriétés particulièrement grandes qui, à elles seules, couvrent 60 p . 100 de la superficie recensée. Si je précise que cette grande propriété est tout entière concentrée entre les mains d’un seul groupe social, celui communément désigné sous le nom de « blancs créoles » , on comprendra le caractère anormal de cette situation et le danger qu’elle fait
courir à l’équilibre même du pays. C’est plus que du capitalisme, c’est déjà de la féodalité .
C’est dire l’intérêt avec lequel les populations ont appris que le Gouvernement se souciait enfin de porter remède à cet état de choses et travaillait à un projet de loi . Leurs espérances ont été encore ravivées par toute une campagne de presse gouvernementale
et par des émissions de propagande à la radio, se situant, comme par hasard, à la veille des élections cantonales. Et voilà qu’aujourd ‘hui le Gouvernement tient parole, et
qu’en cette fin de session parlementaire il nous présente le projet tant attendu, avec le titre prometteur – que voici : Projet de loi tendant à améliorer dans les départements
d’outre-mer la situation des populations agricoles en modifiant les conditions de l’exploitation agricole et en facilitant l’accession des exploitants à la propriété rurale. Je dis donc bravo ! – Mais c’est ici que les choses se gâtent.
Si, dans le domaine qui nous préoccupe, la vérité c’est la réforme agraire, si, dans ce domaine, l’idéal à atteindre, c’est la réforme agraire, la vraie réforme agraire, j’ai bien
peur que votre loi ne fasse plus de mal que de bien et qu’en définitive elle n’apparaisse aux populations, aux yeux desquelles on aura fait miroiter une espérance qui ne sera pas tenue, que comme un hommage du vice à la vertu, ce qui est, monsieur le ministre, la définition classique de l’hypocrisie.
Qu’est-ce qu’une réforme agraire ? C’est pour le moins, l’amputation des grands domaines et l’accession à la propriété rurale rendue possible à une paysannerie sans terre. Un exemple maintenant célèbre, c’est celui de Fidel Castro à Cuba, et, s’il faut laisser là cet exemple trop explosif, on pourrait choisir de nombreux exemples de par le monde, bien
d’autres exemples en Amérique du Sud, bien d’antres exmples dans la Caraïbe, tel celui de Porto-Rico. Et, oui que dis-je ? On pourrait trouver quelques exemples, imparfaits sans doute, mais significatifs, aux Antilles françaises elles-mêmes.
Je me contenterai à cet égard de vous citer une phrase extraite d’un rapport d’un directeur des services agricoles de la Martinique, datant de 1946. Il s’agit du rapport de M. Kervégant, lequel était tout, sauf révolutionnaire . Et voici ce que j’y lis : » Il importerait sans doute d’envisager l’achat par la colonie — la Martinique était une colonie en ce temps là, et je laisse aux experts le soin de dire si elle ne l’est plus — (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche .) — de gré à gré ou par voie d ‘expropriation, de grands domaines privés et leur morcellement en petites fermes, suivant la procédure déjà appliquée au début du siècle pour un certain nombre d’habitations sucrières. » Voilà ce qu’écrivait un fonctionnaire colonial il y a quinze ans. En effet, au début du siècle, le conseil général de la Martinique a racheté plusieurs grands domaines et les a morcelés en lots de quatre ou cinq hectares. Cela se passait sans loi de programme, sans F . I. D. 0 . M ., du temps que ce n’était pas encore un crime d’Etat que de revendiquer des franchises locales. Par conséquent, nous étions fondés à croire que le Gouvernement s’inspirait de ces précédents.
Pour cela, il eût fallu créer un organisme spécial qui eût acheté le surplus des grands domaines, les eût morcelés et vendus par annuités aux travailleurs de la terre . C’est ce
qu’on appelle, en Algérie la caisse d’accession à la propriété et à l’exploitation rurales.
La vérité nous tierce à dire, monsieur le ministre, qu’il n’y a rien de tout cela, ni même rien qui en approche, dans le texte qui nous est aujourd’hui présenté . Une chose a beaucoup
frappé le rapporteur de ce projet de loi Lu Sénat, M. Toribio, c’est l’absence, dans votre texte, de dispositions financières.
« Votre rapporteur croit savoir, écrit-il, que pour réaliser la solution préconisée par le projet de loi, six milliards d’anciens francs sont nécessaires. Qu’il soit permis à votre commission
de remarquer que, dans l’état actuel de la loi de programme pour les départements d’outre-mer, cette somme ne saurait être dégagée des crédits que nous avons votés et
qu’il importe donc au plus vite, si en ne veut pas mécontenter gravement des populations auxquelles on aurait fait miroiter des possibilités d’achat de terre, de dégager les sommes
correspondantes, ne serait-ce qu’au moment du vote du prochain collectif. Il importe donc qu’au cours du débat actuel, le Gouvernement nous fasse connaître où il entend trouver les crédits nécessaires . »
Cet appel du rapporteur au ministre est resté sans réponse, et ma modestie naturelle ne me permet pas de penser que j’aurai un sort meilleur. La vérité, nous la trouvons dans les dernières résolutions votées au F. I. D . O . M. Contrairement à ce qu’espérait le rapporteur du Sénat, c’est bien sur le fonds du F . I . D . O. M. que sera financée la réforme
agraire . Mais alors, il vous intéressera de savoir quelles sont les sommes affectées à ces opérations : pour chacun des départements, 40 millions de crédits de programme et 12 millions de crédits de paiement . Autrement dit, si l’on tient compte qu’une partie de ces sommes sera consacrée à des travaux d’aménagement et de lotissement, c ‘ est à peine de quoi financer une opération de 100 hectares.
Voilà qui limite singulièrement l’intérêt du projet que nous discutons. Les articles 58-17 et 58-18 disent bien que le préfet peut « mettre en demeure tout propriétaire de terres incultes ou insuffisamment exploitées, soit de les mettre en valeur, soit d’en céder la jouissance, soit de les vendre . . ., soit, enfin, « provoquer l’expropriation » mais, comme il n’y a pas de sommes affectées à cette opération, il y a tout lieu de croire que la procédure d’expropriation ou d’achat sera exceptionnelle et sans incidence réelle.
Voilà donc un gouvernement qui veut faire la réforme agraire sans dépenser un sou !
Comment s’y prendra-t-il ? C’est ici que le Gouvernement fait intervenir le préfet.
On constate qu’il y a aux Antilles un puissant mouvement qui tend à la concentration des terres ; ce mouvement, nous le connaissons bien : c’est la loi d’airain du capitalisme par le jeu de laquelle en dix ans 6 .000 petits propriétaires martiniquais ont été éliminés. Pour enrayer le mouvement, oyez bien la nouvelle : on habilitera le préfet à intervenir, s’ il le veut bien, chaque fois qu’on se trouvera devant un cas d ‘ exploitation agricole dépassant
une norme, non précisée d’ailleurs par la loi.
Dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien le préfet accorde sa bénédiction, il donne une autorisation spéciale pour le cumul des terres et cela, personne ne peut l’en empêcher ; ou bien le préfet la refuse, auquel cas, il met le propriétaire en demeure de mettre à ferme ou à colonat partiaire la superficie excédentaire.
Voilà le grand mot lâché : le colonat partiaire ou métayage ! La loi a pour but de mettre entre les mains du préfet une arme qui lui permette de faire pression sur le grand propriétaire pour obtenir de lui qu’il mette en métayage une partie de son domaine et qu ‘ il y installe des colons partiaires. C’est là toute l’économie du projet.
Par conséquent, il est faux de dire que le projet de loi a pour but, comme l’affirme le Gouvernement, de favoriser l’accession à la propriété de l’Antillais ou du Réunionnais . Le mieux que ces derniers puissent espérer c’est d’être transformés ou en métayers ou en colons partiaires, ce qui est tout différent ! Et dans quelles conditions ? Ce seront de petits métayers . Les lots distribués par la S . A.T. E. C. à la Martinique sont d’un hectare et cela pour un loyer très cher, un tiers de la récolte.
Voilà donc, à côté du latifundium, créé, constitué un microfundium qui sera grevé de charges parasitaires considérables. Il faut bien le dire du point de vue social ce n’est pas la promotion humaine que nous espérions et, du point de vue économique, c’est certainement la plus mauvaise de toutes les solutions.
Tous les experts en sont convenus.
Je vous renvoie au beau livre de M . René Dumont qui vient de paraître et qui est intitulé Terres vivantes . J’y lis ceci : « Une réforme agraire nécessite l’évolution prioritaire des
rentes foncières et des métayages de culture comme d’élevage dont nous avons relevé la nocivité spécifique . En somme, la suppression des charges parasitaires, pour pouvoir augmenter les investissements, est partout le pré.:lable indispensable. Le développement
agricole n’est guère possible avec des propriétaires à mentalité de rentiers et des métayers à mentalité d’ouvriers mal rémunérés. La mentalité métayère doit être extirpée partout. »
Or, vous, à une époque où le chef de l’Etat demande à la France d’épouser son temps, ce que vous préconisez en 1961 comme solution du problème antillais, c ‘ est l’installation de la mentalité métayère . Cela manque, pour le moins, d’imagination et de sérieux.
Mais malheureusement, il faut aller plus loin . On peut même se demander dans quelle mesure cette loi, déjà tellement imparfaite, recevra application. Vous confiez l’application de la loi au préfet. La formule revient comme un leitmotiv : « Le préfet peut… » . C’est une
possibilité qui lui est laissée, ce n’est pas une obligation qui lui est faite . C’est déjà très mauvais signe . Et puis, le voudrait-il, et s’il le veut, le pourra-t-il ? Je viens de lire le rapport consacré en 1954 au progrès de la réforme agraire, et relatant les obstacles qui s’ opposent au progrès, que l’administration de l’O. N. U . a rédigé.
Eh bien, l’administration de 1’0 . N . U . constate que plusieurs gouvernements mentionnent, parmi ces obstacles, l’opposite des grands propriétaires fonciers, et le rapport donne des exemples saisissants. Le gouvernement du Chili signale qu’ en raison de la structure économique et politique du pays, a il est difficile de mettre en oeuvre un programme de réforme agraire . Les propriétaires fonciers, atteints par des mesures quelconques d’ordre économique, politique, administratif, juridique ou social, s’opposent énergiquement à la mise en oeuvre d’une telle mesure . Or ils exercent une très grande influence sur le plan économique et politique ».
Le gouvernement du Pakistan signale le même obstacle : « Le détenteur des droits acquis s’oppose évidemment à toute tentative visant à remédier à la mauvaise répartition des
terres ».
Même réponse du Japon.
Même réponse de Formose.
Alors, je vous pose la question, monsieur le ministre : est-ce que vos préfets pourront surmonter la résistance que les privilégiés vont leur opposer ? Es t -ce que, même armés de votre loi qui n’est guère qu’un sabre de bois, ils pourront enrayer ce qui constitue la logique même du capitalisme et oui est une logique de concentration ?
Poser le problème, c’est le résoudre : vos préfets se soumettront ou ils partiront . En cas de conflit avec les grands propriétaires fonciers, c’est vous-même qui les rappellerez. Ma conclusion, c’est que ce projet de loi est futile, qu’il est inadéquat et dérisoire.