Je me permets de publier ici un chouette article du Monde sur le marronnage des esclaves à La Réunion. Je conseille aussi le court roman Noir mais marron, de Yves MANGLOU il me semble. Vous suivrez la fuite, l’errance puis la vie en communauté dans les ilets de Mafate d’un jeune esclave.
Esclavage : la vallée des hommes libres
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 04.05.2012 • Mis à jour le 05.05.2012 à 15h55
Par Benoît Hopquin
Les archéologues de La Réunion l’appellent la « vallée secrète ». Elle est située à 2 000 mètres d’altitude entre les cirques volcaniques de Cilaos et de Mafate. En fait de vallée, c’est un goulet entre deux parois rocheuses, accessibles uniquement par des techniques d’alpinisme ou par hélicoptère. Encore l’appareil ne peut-il se poser, fût-ce avec le plus habile des pilotes. Il se maintient en vol stationnaire, les rotors fouettant l’air à quelques mètres des falaises, le temps que les passagers sautent sur le sol.
La vallée secrète renferme un trésor inestimable : deux misérables murets en pierre sèche de forme circulaire, dont la construction remonte à peine au XVIIIe siècle. Mais ses vagues pans témoignent que des hommes ont vécu là, cachés à la vue de tous, dans ce recoin interdit même aux plus intrépides. Des esclaves en fuite. Une première campagne de fouilles, menée en juillet 2011, en a apporté la quasi-certitude scientifique : il y avait là un campement de « marrons », ainsi qu’on appelle depuis l’époque coloniale ceux qui s’échappaient des plantations de la côte et venaient se réfugier dans ces hauteurs encore vierges. Des débuts de la colonisation, à la fin du XVIIe siècle, jusqu’à l’abolition de l’esclavage, en 1848, ils ont été des milliers à choisir la liberté au prix de la précarité, à quitter la misère des plantations pour une misère plus grande encore, mais sans entraves.
C’est là le trésor enfermé dans ces quelques pierres : l’esprit de résistance. « Ceux qui ont vécu là ont quitté la société coloniale pour fuir dans un milieu extrême, estime Edouard Jacquot, 35 ans, conservateur régional de l’archéologie. Il fallait être en condition de péril pour aller se réfugier dans des lieux comme ça. Il y avait le besoin d’échapper à sa condition, ce qui prouve que les besoins fondamentaux ne sont pas uniquement matériels. On touche là à ce qu’il y a de plus humain, à ce qu’il peut y avoir d’universel dans l’homme. »
Manuel Guttierez, 60 ans, maître de conférences en archéologie, préhistoire et antiquité à Paris (UMR 7041), a participé à la campagne de fouilles et en tire, au-delà des enseignements scientifiques, la même leçon de vie : « La liberté n’a pas de prix. Ils étaient hors-la-loi, ils risquaient d’être tués. Ils l’acceptaient car ils préféraient vivre en hommes libres. »
Ces vestiges d’une présence humaine ont été repérés par un guide de haute montagne, Pascal Colas, qui a signalé sa découverte. Une campagne a été montée, aux allures d’expédition. L’équipe transdisciplinaire est restée sur place une semaine, dormant sous la tente, bravant la pluie, le vent, le froid de l’hiver austral. Une excellente entrée en matière : « Nous avons pu tester ce qu’enduraient les gens qui vivaient là », explique Anne-Laure Dijoux, 27 ans, une Réunionnaise qui prépare un doctorat en archéologie à la Sorbonne.
Les premières fouilles ont donné de minces résultats : un pauvre mobilier, quelques ossements d’oiseaux ou de petits animaux, pas de corps à ce jour. Mais ce dénuement est déjà une information précieuse sur ce qu’étaient prêts à souffrir ces hommes, ces femmes et ces enfants. Un lourd gage pour redevenir des êtres humains et non plus des « biens meubles » comme les déclarait le Code noir qui codifiait l’esclavage.
Manuel Guttierez, un Français d’origine chilienne, s’est passionné pour l’océan Indien et a contribué à ouvrir la recherche sur le marronnage. « Les esclaves n’étaient pas considérés comme des individus socioculturels dans la société coloniale, explique-t-il. Les fugitifs vont être conduits à revenir à leur milieu de vie d’origine. » Ils vont recréer une société avec ses codes et prouver ainsi que, « dans les faits, ce sont des êtres humains qui ont une pensée symbolique, des rituels, une religion, une culture« .
Jusqu’alors, les informations sur leur mode de vie venaient de ceux qui les poursuivaient. Les chasseurs de marrons, Dalleau, Caron, Dugain et le plus connu d’entre eux, François Mussard, en même temps qu’ils ramenaient la main gauche des esclaves tués pour obtenir paiement de leur besogne, consignaient ce qu’ils avaient vu là-haut dans des rapports dont il reste quelques traces. Ils décrivent des petits groupes d’une dizaine de familles, avec un chef. Le clan vivait de la culture du maïs, de la patate, des songes ou des haricots, de la chasse et, à l’occasion, de la rapine sur les plantations. Ces fuyards ingénieux savaient travailler le métal pour fabriquer des ustensiles ou fondre des balles.
Sudel Fuma, 60 ans, professeur d’histoire contemporaine à l’université de La Réunion et titulaire de la chaire de l’Unesco sur la mémoire de l’esclavage, a épluché ces rapports et les autres archives disponibles. Il a notamment retrouvé les registres de marronnage de la commune de Saint-Paul, qui témoignent de l’ampleur du phénomène. De 1730 à 1734, 985 « départs » sont enregistrés. L’historien estime que, en 1741, 6 % de la population esclave est marronne. S’y ajoutent les nombreux suicides (quatre par trimestre en 1846). Esclave mort ou en fuite, le maître écrit à chaque fois « bien perdu » dans son inventaire.
Les sanctions sont terribles, quand le fugitif est repris vivant. Elles sont codifiées par l’article 38 du Code noir, qui date de 1724 dans sa version réunionnaise. Le fouet, une oreille coupée et une fleur de lys tatouée à la première incartade, une seconde fleur de lys et le tendon d’Achille sectionné à la deuxième, la pendaison ou la roue à la troisième. Les marrons acceptaient le risque. Les colons vivaient, eux, dans l’angoisse des raids désespérés que lançaient les fugitifs affamés.
Cette société violente est née avec l’arrivée des premiers habitants et a perduré jusqu’en 1848. « Après l’abolition, la mémoire de cette période a été éradiquée, explique Sudel Fuma. L’histoire devait être effacée. En 1860, les Archives ont été nettoyées. » Des minutes de procès ont notamment disparu. Le temps, la mauvaise conservation, le désintérêt ont achevé l’oeuvre d’oubli. « Commencer à parler des esclaves posait problème car cela remettait en question la société telle qu’elle s’était construite », explique pour sa part Manuel Guttierez.
« L’histoire de l’esclavage, l’histoire du marronnage, c’est l’histoire du silence, estime Sudel Fuma, arrière-petit-fils d’esclave qui a aussi retrouvé dans son arbre généalogique un chasseur de marrons. Jusqu’à une période récente, le sujet était tabou. » Le maloya, la musique des esclaves, est resté interdit dans l’île jusqu’en 1981. Enfant, Sudel Fuma ignorait donc tout de ce passé évincé. « Je suis Français de nationalité mais je regarde mon épiderme et je sais qu’il y a une autre histoire en moi. A l’université, j’ai eu soif de la connaître. » Il se souvient de l’accueil réservé à son premier livre sur l’esclavage, en 1978, aux reproches qui lui étaient faits de rouvrir les plaies. Dans son nouvel opus, La Révolte des oreilles coupées (Historun, 2011), il narre la révolte d’esclaves à Saint-Leu, en 1811. On lui reproche encore aujourd’hui de faire la part trop belle au leader du mouvement, Elie, exécuté en 1812.
Les recherches archéologiques d’Anne-Laure Dijoux partent aussi d’une « démarche personnelle ». « Dans l’environnement familial, les marrons étaient considérés comme des héros et, en même temps, comme des êtres sanglants. » Une ambivalence qui se retrouve dans le terme « marron », adopté par le créole, qui signifie à la fois libre et revenu à l’état sauvage. Bien des éléments dans la société réunionnaise rappellent ce passé, jusqu’aux noms des lieux qui, dans les hauts de l’île, ont pris ceux d’évadés malgaches ou africains : Dimitile, Cimendef, Mafate ou Anchaing. Anchaing, qui, comme tant d’autres, préféra se jeter d’une falaise plutôt que d’être repris et se transforma, selon la légende, en oiseau. La sorcellerie, les plantes médicinales utilisées par les tisaneurs, les cérémonies secrètes sont autant d’héritages culturels des asservis. « Mais où sont passés les 62 000 esclaves qu’a comptés La Réunion en 1848 ? », s’interroge Anne-Laure Dijoux, redevenant archéologue.
De fait, ils se sont comme évaporés. Les ossements retrouvés sont très rares, que ce soient ceux des marrons ou des serviteurs restés sur les plantations. Ils ressurgissent parfois au hasard d’un coup de pioche ou d’un coup de vent. En 2007, le cyclone Gamède emportait ainsi la plage devant le cimetière marin de Saint-Paul et révélait l’existence d’un second cimetière.
Des fouilles furent entreprises sur ces corps visiblement enterrés à la va-vite. Sur des dentitions furent retrouvées des canines et des incisives taillées en biseau, pratique scarificatrice courante chez les peuples africains. Selon les chercheurs, il pourrait s’agir d’un cimetière d’esclaves. Les ADN sont malheureusement trop endommagés pour être exploités. Mais l’étude des ossements dénote des marqueurs intenses de stress musculaire. « Cela nous oriente vers une population surexploitée », estime Anne-Laure Dijoux. Une autre campagne de fouilles va être entreprise cette année. La première avait été cofinancée par la nouvelle Direction régionale de l’archéologie, créée en 2010, et par le parc national de La Réunion, inauguré en 2006. « Les lieux de marronnage sont difficiles à trouver. C’était le principe », résume Manuel Guttierez. Des dessins gravés ont été retrouvés qui attesteraient, ici ou là, une présence ancienne.
Il est envisagé de passer au crible par avion-radar les cirques afin de repérer d’éventuelles traces d’habitat. Des frais importants pour un résultat aléatoire mais fondamental. « Cela fait partie de l’histoire douloureuse de La Réunion », estime Benoît Lequette, 50 ans, responsable du service étude et patrimoine au parc national. « Le marronnage a forgé l’identité de ce territoire, confirme Edouard Jacquot. Son étude est sûrement la thématique où l’archéologie a le plus à apporter à l’histoire de La Réunion. Les esclaves n’ont laissé aucun récit. Ils ont écrit leur histoire dans la terre. Nous devons donc décrypter les traces qu’ils nous ont laissées. » Le scientifique estime les Réunionnais mûrs pour cette introspection. Les recherches du cimetière de Saint-Paul ont par exemple soulevé une vague d’intérêt. « On ressent l’envie de dépasser les traumatismes du passé », estime Edouard Jacquot. « Cette mémoire revit, retrouve un sens, estime également Sudel Fuma. La population est prête à assumer qu’elle est à la fois descendante des marrons et des chasseurs de marrons. »